Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/209

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indéfini de fois dans ces mille et mille réductions possibles de notre vie pas­sée. Ils prennent une forme plus banale quand la mémoire se resserre davan­tage, plus personnelle quand elle se dilate, et ils entrent ainsi dans une multitude illimitée de « systématisations » différentes. Un mot d’une langue étrangère, prononcé à mon oreille, peut me faire penser à cette langue en général ou à une voix qui le prononçait autrefois d’une certaine manière. Ces deux associations par ressemblance ne sont pas dues à l’arrivée accidentelle de deux représentations différentes que le hasard aurait amenées tour à tour dans la sphère d’attraction de la perception actuelle. Elles répondent à deux dispo­sitions mentales diverses, à deux degrés distincts de tension de la mémoire, ici plus rapprochée de l’image pure, là plus disposée à la réplique immédiate, c’est-à-dire à l’action. Classer ces systèmes, rechercher la loi qui les lie respectivement aux divers « tons » de notre vie mentale, montrer comment chacun de ces tons est déterminé lui-même par les nécessités du moment et aussi par le degré variable de notre effort personnel, serait une entreprise difficile : toute cette psychologie est encore à faire, et nous ne voulons même pas, pour le moment, nous y essayer. Mais chacun de nous sent bien que ces lois existent, et qu’il y a des rapports stables de ce genre. Nous savons, par exemple, quand nous lisons un roman d’analyse, que certaines associations d’idées qu’on nous dépeint sont vraies, qu’elles ont pu être vécues ; d’autres nous choquent ou ne nous donnent pas l’impression du réel, parce que nous y sentons l’effet d’un rapprochement mécanique entre des étages différents de l’esprit, comme si l’auteur n’avait pas su se tenir sur le plan qu’il avait choisi de la vie mentale.