Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de la matière ; bien au contraire, la matière, telle que nous la saisissons dans une perception concrète qui occupe toujours une certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire. Or, où est au juste la différence entre les qualités hétérogènes qui se succèdent dans notre perception concrète et les changements homogènes que la science met derrière ces perceptions dans l’espace ? Les premières sont discontinues et ne peuvent se déduire les unes des autres ; les seconds au contraire se prêtent au calcul. Mais pour qu’ils s’y prêtent, point n’est besoin d’en faire des quantités pures : autant vaudrait les réduire au néant. Il suffit que leur hétérogénéité soit assez diluée, en quelque sorte, pour devenir, de notre point de vue, pratiquement négligeable. Or, si toute perception concrète, si courte qu’on la suppose, est déjà la synthèse, par la mémoire, d’une infinité de « perceptions pures » qui se succèdent, ne doit-on pas penser que l’hétérogénéité des qualités sensibles tient à leur contraction dans notre mémoire, l’homogénéité relative des changements objectifs à leur relâchement naturel ? Et l’intervalle de la quantité à la qualité ne pourrait-il pas alors être diminué par des considérations de tension, comme par celles d’extension la distance de l’étendu à l’inétendu ?

Avant de nous engager dans cette voie, formulons le principe général de la méthode que nous voudrions appliquer. Nous en avons déjà fait usage dans un travail antérieur, et même, implicitement, dans le travail présent.

Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L’intuition pure, extérieure ou interne,