Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/255

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intérieurs. Comment les concevoir, et quelle est cette durée dont la capacité dépasse toute imagination ?

Ce n’est pas la nôtre, assurément ; mais ce n’est pas davantage cette durée impersonnelle et homogène, la même pour tout et pour tous, qui s’écoulerait, indifférente et vide, en dehors de ce qui dure. Ce prétendu temps homogène, comme nous avons essayé de le démontrer ailleurs, est une idole du langage, une fiction dont on retrouve aisément l’origine. En réalité, il n’y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences, et, par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. Cette représentation de durées à élasticité inégale est peut-être pénible pour notre esprit, qui a contracté l’habitude utile de substituer à la durée vraie, vécue par la conscience, un temps homogène et indépendant ; mais d’abord il est facile, comme nous l’avons montré, de démasquer l’illusion qui rend une telle représentation pénible, et ensuite cette idée a pour elle, au fond, l’assen­timent tacite de notre conscience. Ne nous arrive-t-il pas de percevoir en nous, pendant notre sommeil, deux personnes contemporaines et distinctes dont l’une dort quelques minutes tandis que le rêve de l’autre occupe des jours et des semaines ? Et l’histoire tout entière ne tiendrait-elle pas en un temps très court pour une conscience plus tendue que la nôtre, qui assisterait au dévelop­pement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution ? Percevoir consiste donc, en somme, à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et à