Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/85

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pour premier effet, comme on le verra en détail, de vicier profondément la théorie de la mémoire ; car en faisant du souvenir une perception plus faible, on méconnaît la différence essentielle qui sépare le passé du présent, on renonce à comprendre les phénomènes de la reconnais­sance et plus généralement le mécanisme de l’inconscient. Mais inversement, et parce qu’on a fait du souvenir une perception plus faible, on ne pourra plus voir dans la perception qu’un souvenir plus intense. On raisonnera comme si elle nous était donnée, à la manière d’un souvenir, comme un état intérieur, comme une simple modification de notre personne. On méconnaîtra l’acte originel et fondamental de la perception, cet acte, constitutif de la perception pure, par lequel nous nous plaçons d’emblée dans les choses. Et la même erreur, qui s’exprime en psychologie par une impuissance radicale à expliquer le mécanisme de la mémoire, imprégnera profondément, en métaphysique, les conceptions idéaliste et réaliste de la matière.

Pour le réalisme, en effet, l’ordre invariable des phénomènes de la nature réside dans une cause distincte de nos perceptions mêmes, soit que cette cause doive rester inconnaissable, soit que nous puissions l’atteindre par un effort (toujours plus ou moins arbitraire) de construction métaphysique. Pour l’idéa­liste au contraire, ces perceptions sont le tout de la réalité, et l’ordre invariable des phénomènes de la nature n’est que le symbole par lequel nous exprimons, à côté des perceptions réelles, les perceptions possibles. Mais pour le réalisme comme pour l’idéalisme les perceptions sont des « hallucinations vraies », des états du sujet projetés hors de lui ; et les deux doctrines diffèrent simplement en ce