Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/108

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une reine d’Égypte, dévorée de remords et empoisonnée par la morsure d’un serpent, meurt dans des angoisses morales et physiques.

— Oh ! vous saurez vous défendre, je n’en doute pas ; mais tout cela ne prouve rien ; on peut toujours être gracieux.

— Oui, les gladiateurs antiques savaient mourir avec grâce ; mais Cléopâtre n’était pas si savante, ce n’était pas son état. D’ailleurs elle ne mourut pas en public.

— Vous exagérez ; nous ne vous demandions pas de lui faire chanter une contredanse. Quelle nécessité ensuite d’aller, dans votre invocation aux Pharaons, employer des harmonies aussi extraordinaires !... Je ne suis pas un harmoniste, moi, et j’avoue qu’à vos accords de l’autre monde, je n’ai absolument rien compris.»

Je baissai la tête ici, n’osant lui faire la réponse que le simple bon sens dictait : Est-ce ma faute, si vous n’êtes pas harmoniste ?...

— «Et puis, continua-t-il, pourquoi, dans votre accompagnement, ce rhythme qu’on n’a jamais entendu nulle part ?

— Je ne croyais pas, monsieur, qu’il fallût éviter, en composition, l’emploi des formes nouvelles, quand on a le bonheur d’en trouver, et qu’elles sont à leur place.

— Mais, mon cher, madame Dabadie qui a chanté votre cantate est une excellente musicienne, et pourtant on voyait que, pour ne pas se tromper, elle avait besoin de tout son talent et de toute son attention.

— Ma foi, j’ignorais aussi, je l’avoue, que la musique fût destinée à être exécutée sans talent et sans attention.

— Bien, bien, vous ne resterez jamais court, je le sais. Adieu, profitez de cette leçon pour l’année prochaine. En attendant, venez me voir ; nous causerons ; je vous combattrai, mais en chevalier français.» Et il s’éloigna, tout fier de finir sur une pointe, comme disent les vaudevillistes. Pour apprécier le mérite de cette pointe digne d’Elleviou[1], il faut savoir qu’en me la décochant, Boïeldieu faisait, en quelque sorte, une citation d’un de ses ouvrages, où il a mis en musique les deux mots empanachés[2].

Boïeldieu, dans cette conversation naïve, ne fit pourtant que résumer les idées françaises de cette époque sur l’art musical. Oui, c’est bien cela, le gros public, à Paris, voulait de la musique qui berçât, même dans les situations les plus terribles, de la musique un peu dramatique, mais, pas trop claire, incolore, pure d’harmonies extraordinaires de rhythmes insolites, de formes nouvelles, d’effets

  1. Célèbre acteur de l’Opéra-Comique qui fut le type des galants chevaliers français de l’Empire.
  2. Jean de Paris.