Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/117

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de Rouget de Lisle à grand orchestre et à double chœur, et qu’au lieu de ces mots : ténors, basses, j’avais écrit à la tablature de la partition : «Tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines.» Ah ! ah ! me dis-je, voilà mon affaire. J’étais donc extrêmement désappointé du silence obstiné de nos auditeurs. Mais à la 4e strophe, n’y tenant plus, je leur crie : «Eh ! sacredieu ! chantez donc !» Le peuple, alors, de lancer son : Aux armes, citoyens ! avec l’ensemble et l’énergie d’un chœur exercé. Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l’émotion du combat de la veille, et l’on imaginera peut-être quel fut l’effet de ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.

Je viens de dire que j’avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l’auteur de cet hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m’écrivit la lettre suivante que j’ai précieusement conservée :

«Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz ; voulez-vous que nous fassions connaissance ? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption ; dans la mienne, il n’y eut jamais qu’un feu de paille qui s’éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J’aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il s’agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu’un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de l’air des champs. Je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de l’honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l’habiller tout à neuf et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis qu’un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n’y fait rien de ce qu’il voudrait faire. Puis-je me flatter que vous ne vous refuserez point à