Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/136

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— J’en ai ; mais il faut que je parte tout de suite ; je ne répondrais pas de moi demain.

— Rien n’est plus aisé que de vous faire partir ce soir ; je connais beaucoup de monde ici, à la police, à la poste ; dans deux heures j’aurai votre passe-port, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m’occuper de tout cela ; rentrez dans votre hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.»

Au lieu de rentrer, je m’achemine vers le quai de l’Arno, où demeurait une marchande de modes française. J’entre dans son magasin, et tirant ma montre :

— Madame, lui dis-je, il est midi ; je pars ce soir par le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc. ? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l’argent.

La marchande se consulte un instant et m’assure que tout sera prêt avant l’heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l’autre rive de l’Arno, à l’hôtel des Quatre nations, où je logeais. J’appelle le premier sommelier :

— Antoine, je pars à six heures pour la France ; il m’est impossible d’emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre ; je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici l’adresse.»

Et prenant la partition de la scène du Bal[1] dont la coda n’était pas entièrement instrumentée, j’écris en tête : Je n’ai pas le temps de finir ; s’il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d’exécuter ce morceau en l’absence de l’auteur, je prie Habeneck de doubler à l’octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d’écrire à plein orchestre les accords qui suivent ; cela suffira pour la conclusion.

Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes ; j’avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement ; j’examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine ; et la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m’en vais attendre l’heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

À cinq heures, je retourne chez ma modiste ; on m’essaye ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop : une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s’en aperçoit et veut me le faire observer ; mais la maîtresse du magasin, jetant d’un geste rapide mes pièces d’or dans son tiroir, la repousse et l’interrompt par un :

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille ! croyez-vous qu’il ait le temps

  1. Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d’Ortigue, avec l’inscription raturée.