Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/138

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« — Eh ! mon Dieu, visez pour Nice, qu’est-ce que cela me fait ? je passerai par l’enfer si vous voulez, pourvu que je passe !...»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui m’y ramenait ; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n’eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à merveille ?

Les gens passionnés sont charmants, ils s’imaginent que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu’elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup de soin dans ma tête, la petite comédie que j’allais jouer en arrivant à Paris. Je me présentais chez mes amis, sur les neuf heures du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé ; je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse M... chargée d’un message important et pressé ; on m’introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu’on s’occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon troisième compliment ; après quoi, avant que ce concert de voix et d’instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c’est vu) je me hâtais d’avoir recours à mes petits flacons. Oh ! la jolie scène ! C’est vraiment dommage qu’elle ait été supprimée !

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant : «Oui, cela sera un moment bien agréable ! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l’art ; ne laisser d’autre réputation que celle d’un brutal qui ne savait pas vivre ; n’avoir pas terminé ma première symphonie ; avoir en tête d’autres partitions... plus grandes... Ah !... c’est...» Et revenant à mon idée sanglante : «Non, non, non, non, non, il faut qu’ils meurent tous, il le faut et cela sera ! cela sera !...» Et les chevaux trottaient, m’emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. — L’amour de la vie et l’amour de l’art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire ; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d’un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture,