Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/139

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cet instant de silence me permit d’entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l’avaient précédée. Je râlai comme la mer, et, m’appuyant de mes deux mains sur la banquette où j’étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m’élancer en avant, en poussant un Ha ! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.

Cependant, l’intermittence existait, il fallait le reconnaître ; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m’en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu : «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi ; j’allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et m’appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais ; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution... vitale ; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village sarde(1), sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s’arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d’écrire une lettre ; j’entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j’écris au directeur de l’Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s’il ne m’en avait pas rayé ; que je n’avais pas encore enfreint le règlement, et que je m’engageais sur l’honneur à ne pas passer la frontière d’Italie, jusqu’à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j’allais l’attendre.

Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l’Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture ; je m’aperçus même tout à coup que... j’avais faim, n’ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature ! décidément j’étais repris.

J’arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J’attendis quelques jours ; vint la réponse de M. Vernet ; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s’y appliquaient on ne peut mieux ; il m’indiquait le travail et l’amour de l’art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales ; il m’annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l’on me recevrait à bras ouverts.

« — Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais, maintenant ! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement ? Oh ! la plaisante affaire !... Essayons.»