Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ses questions sur la garde nationale de Paris et nous proposer un livre imprimé qu’il avait à vendre.

D’immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit ; un guide fut indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très-sûr de la route, il hésitait souvent. Un vieux berger, assis au bord d’un étang, et qui n’avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, n’étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l’eau quand nous lui demandâmes brusquement la direction d’Arcinasso, joli village (au dire de notre guide), où nous devions trouver toutes sortes de rafraîchissements.

Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baiochi qui lui prouvèrent nos dispositions amicales ; mais il fut presque impossible de comprendre sa réponse qu’une voix gutturale, plus semblable à un gloussement qu’à un langage humain, rendait inintelligible. Le joli village d’Arcinasso n’est qu’une osteria (cabaret), au milieu de ces vastes et silencieuses steppes. Une vieille femme y vendait du vin et de l’eau fraîche. L’album de M. B...t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c’était une bible ; là-dessus, se levant, pleine de joie, elle examina chaque dessin l’un après l’autre, et après avoir embrassé cordialement M. B...t, nous donna à tous les trois sa bénédiction.

Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables prairies. Nous n’y trouvâmes d’autres habitants que le vieux berger avec son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d’une gravité triste... À notre approche, il prit son vol vers le nord... Je le suivis longtemps des yeux... Puis ma pensée vola dans la même direction... vers l’Angleterre... et je m’abîmai dans une rêverie shakespearienne...

Mais il s’agissait bien de rêver et de bâiller aux corbeaux, il fallait absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d’Anticoli était reparti, l’obscurité approchait rapidement ; nous marchions depuis trois heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel j’avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre position.

« — Allons, messieurs, dis-je aux Suédois, encore un effort ! je me retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»

Effectivement, quarante minutes s’étaient à peine écoulées quand nous aperçûmes à une grande profondeur sous nos pieds briller des lumières : c’était Subiaco. J’y trouvai Gibert. Il me prêta du linge, dont j’avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt les cris : Oh ! signor Sidoro[1] ! Ecco questo signore francese chi suona la chitarra[2] !» Et Flacheron d’accourir avec

  1. Isidore Flacheron.
  2. Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient toujours de la sorte.