Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/189

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

du repas, nous sommes obligés d’aller le prendre chez lui, et de l’escorter, en le soutenant, jusqu’au réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu ; il vient à rien. Ce qui lui attire un jour, à table, cette charmante apostrophe de Delanoie :

« — Eh bien ! mon pauvre L... tu as donc toujours des chagrins de domestiques[1] ?»

Le mot circule avec grand succès.

Mais l’ennui est le plus fort ; je ne rêve plus que Paris. J’ai fini mon monodrame et retouché ma symphonie fantastique : il faut les faire exécuter. J’obtiens de M. Vernet la permission de quitter l’Italie avant l’expiration de mon temps d’exil. Je pose pour mon portrait, qui, selon l’usage, est fait par le plus ancien de nos peintres et prend place dans la galerie du réfectoire, dont j’ai déjà parlé ; je fais une dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina ; je vends mon fusil, je brise ma guitare ; j’écris sur quelques albums ; je donne un grand punch aux camarades ; je caresse longtemps les deux chiens de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses ; j’ai un instant de profonde tristesse en songeant que je quitte cette poétique contrée, peut-être pour ne plus la revoir ; les amis m’accompagnent jusqu’à Ponte-Molle ; je monte dans une affreuse carriole ; me voilà parti.


XLIII


Florence. — Scène funèbre. — La bella sposina. — Le Florentin gai. — Lodi. — Milan. — Le théâtre de la Cannobiana. — Le public. — Préjugés sur l’organisation musicale des Italiens. — Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations. — Rentrée en France.


J’étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fût sur le point d’être satisfait. Un tel adieu à l’Italie avait quelque chose de solennel,

  1. L*** était un grand séducteur de femmes de chambre ; et il prétendait qu’un moyen sûr de se faire aimer d’elles, c’était d’avoir toujours l’air un peu triste et un pantalon blanc.