Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/193

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De tous les peuples de l’Europe, je penche fort à le regarder comme le plus inaccessible à la partie poétique de l’art ainsi qu’à toute conception excentrique un peu élevée. La musique n’est pour les Italiens qu’un plaisir des sens, rien autre. Ils n’ont guère pour cette belle manifestation de la pensée plus de respect que pour l’art culinaire. Ils veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans réflexion, sans attention même, s’assimiler la substance, comme ils feraient d’un plat de macaroni.

Nous autres Français, si petits, si mesquins en musique, nous pourrons bien, comme les Italiens, faire retentir le théâtre d’applaudissements furieux, pour un trille, une gamme chromatique de la cantatrice à la mode, pendant qu’un chœur d’action, un récitatif obligé du plus grand style passeront inaperçus ; mais au moins nous écoutons, et, si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce n’est jamais notre faute. Au delà des Alpes, au contraire, on se comporte, pendant les représentations, d’une manière si humiliante pour l’art et pour les artistes, que j’aimerais autant, je l’avoue[1], être obligé de vendre du poivre et de la cannelle chez un épicier de la rue Saint-Denis que d’écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu’ils sont routiniers et fanatiques comme on ne l’est plus, même à l’Académie : que la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l’harmonie, le rhythme ou l’instrumentation, les met en fureur ; au point que les dilettanti de Rome, à l’apparition du Barbiere di Siviglia de Rossini, si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maestro, pour avoir eu l’insolence de faire autrement que Paisiello.

Mais ce qui rend tout espoir d’amélioration chimérique, ce qui peut faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l’ont pensé Gall et Spurzeim, c’est leur amour exclusif, pour tout ce qui est dansant, chatoyant, brillanté, gai, en dépit des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit toujours[2], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur se permet un instant de n’être pas absurde, vite il s’empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux grupetti, aux trilles, aux mesquines frivolités, mélodiques, soit dans les voix, soit dans l’orchestre, qui, succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l’air

  1. J’aimerais mieux.
  2. Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses imitateurs dont le caractère est au contraire essentiellement désolé et l’accent gémissant ou hurlant. Ces maîtres ne reviennent au style absurde que de temps en temps et pour n’en pas laisser perdre entièrement la tradition. Je n’aurai pas non plus l’injustice de comprendre dans la catégorie des œuvres dont l’expression est fausse, plusieurs parties de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Le grand morceau d’ensemble du finale du deuxième acte et la scène de la mort d’Edgard sont d’un pathétique admirable. Je ne connais pas encore les œuvres de Verdi.