Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/197

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passer la première moitié de ce semestre chez mon père, avec l’intention d’employer la seconde à organiser à Paris un ou deux concerts, avant de partir pour l’Allemagne où le règlement de l’Institut m’obligeait de voyager pendant un an. Mes loisirs de la Côte-Saint-André furent employés à la copie des parties d’orchestre du monodrame écrit pendant mes vagabondages en Italie, et qu’il s’agissait maintenant de produire à Paris. J’avais fait autographier les parties de chœur de cet ouvrage à Rome où le morceau des Ombres fut l’occasion d’un démêlé avec la censure papale. Le texte de ce chœur, dont j’ai déjà parlé était écrit en langue inconnue[1], langue des morts, incompréhensible pour les vivants. Quand il fut question d’obtenir de la censure romaine la permission de l’imprimer, le sens des paroles chantées par les ombres embarrassa beaucoup les philologues. Quelle était cette langue et que signifiaient ces mots étranges ? On fit venir un Allemand qui déclara n’y rien comprendre, un Anglais qui ne fut pas plus heureux ; les interprètes danois, suédois, russes, espagnols, irlandais, bohèmes, y perdirent leur latin ! Grand embarras du bureau de censure ; l’imprimeur ne pouvait passer outre et la publication restait suspendue indéfiniment. Enfin un des censeurs, après des réflexions profondes, fit la découverte d’un argument dont la justesse frappa tous ses collègues. «Puisque les interprètes anglais, russes, espagnols, danois, suédois, irlandais et bohèmes ne comprennent pas ce langage mystérieux, dit-il, il est assez probable que le peuple romain ne le comprendra pas davantage. Nous pouvons donc, ce me semble, en autoriser l’impression, sans qu’il en résulte de grands dangers pour les mœurs ou pour la religion.» Et le chœur des ombres fut imprimé. Censeurs imprudents ! Si c’eût été du sanscrit !...

En arrivant à Paris, l’une de mes premières visites fut pour Cherubini. Je le trouvai excessivement affaibli et vieilli. Il me reçut avec une affectuosité que je n’avais jamais remarquée dans son caractère. Ce contraste avec ses anciens sentiments à mon égard m’émut tristement ; je me sentis désarmé. «Ah mon Dieu ! me dis-je, en retrouvant un Cherubini si différent de celui que je connaissais, le pauvre homme va mourir !» Je ne tardai pas, on le verra plus tard, à recevoir de lui des signes de vie qui me rassurèrent complètement.

N’ayant pas trouvé libre l’appartement que j’occupais rue Richelieu avant mon départ pour Rome, une impulsion secrète me poussa à en aller chercher un en face, dans la maison qu’avait autrefois occupée miss Smithson (rue neuve Saint-Marc, nº 1) ; et je m’y installai. Le lendemain, en rencontrant la vieille domestique qui remplissait depuis longtemps dans l’hôtel les fonctions de femme de charge : «Eh bien, lui dis-je, qu’est devenue miss Smithson ? Avez-vous de ses

  1. J’y ai depuis lors adapté des paroles françaises, réservant l’emploi de la langue inconnue pour le pandœmonium de la damnation de Faust seulement.