Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/207

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Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs ; et cette somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma femme, sans le combler encore ; hélas ! je n’y parvins que plusieurs années après et en nous imposant de cruelles privations.

J’aurais voulu donner à Henriette l’occasion d’une éclatante revanche ; mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d’aucun acteur anglais, il n’y en avait plus un seul ; elle eût dû s’adresser de nouveau à des amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare. C’eût été absurde, elle venait d’en acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts s’élevaient, par un succès incontestable. J’engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l’élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre d’amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j’annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m’exposais beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m’y encouragea et se montra dès ce moment ce qu’elle a toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l’artiste ou l’intérêt de l’art sont en question, brave devant la gêne et la misère jusqu’à la témérité.

J’eus peur de compromettre l’exécution en conduisant l’orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger ; mais Girard, qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s’en acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme ; elle enleva d’assaut d’un bout à l’autre les applaudissements. Le succès fut complet, j’étais réhabilité. Mes musiciens (il n’y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l’orchestre. Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue chevelure, à l’œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du génie, un colosse parmi les géants, que je n’avais jamais vu, et dont le premier aspect me troubla profondément, m’attendit seul dans la salle, m’arrêta au passage pour me serrer la main, m’accabla d’éloges brûlants qui m’incendièrent le cœur et la tête ; c’était Paganini ! ! (22 décembre 1833.)

De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes commentaires.

Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de parler, Paganini vint me voir. «J’ai un alto merveilleux, me dit-il, un instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n’ai pas de