Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/213

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une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu’aux paroles et de se précautionner contre l’enfer et le ciel.

À peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s’agissait, fut-elle apportée à Cherubini, qu’elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d’usage qu’on fît exécuter l’une de ses messes funèbres (car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu’il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d’un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l’hérésie dans l’école, l’irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy en tête, partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l’orage et le diriger sur moi ; c’est-à-dire pour obtenir qu’on dépossédât le jeune homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats, à la rédaction duquel j’étais attaché depuis peu et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active bienveillance, lorsque Halévy s’y présenta. Je devinai du premier coup l’objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l’air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l’accueillirent, il changea instantanément la direction de ses batteries. Halévy ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine, dont la porte resta ouverte, je l’entendis dire «que Cherubini était extraordinairement affecté au point d’en être malade au lit ; qu’il venait, lui Halévy, prier M. Bertin d’user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix de commandeur de la Légion d’honneur à l’illustre maître.» La voix sévère de M. Bertin l’interrompit alors par ces paroles : «Oui, mon cher Halévy, nous ferons ce que vous voudrez pour qu’on accorde à Cherubini une distinction bien méritée. Mais s’il s’agit du Requiem, si l’on propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien, et s’il a la faiblesse de céder d’un cheveu, je ne lui reparlerai de ma vie.» Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.

Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu’il ne digéra jamais.

Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n’ose sonder la noire profondeur. Je n’incrimine personne, je raconte les faits brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.

Le général Bernard m’ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté, à des conditions que je dirai tout à l’heure, j’allais commencer mes répétitions, quand M. XX... me fit appeler. «Vous savez, me dit-il, que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles. (