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Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître les contrées éloignées, celles de l’autre hémisphère surtout, fut encore irritée par l’avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon père contenait de voyages anciens et modernes ; et nul doute que, si le lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes instincts. Il est aujourd’hui sur un vaisseau de l’État, et j’espère qu’il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu’il a embrassée et qu’il avait choisie avant d’avoir seulement vu la mer.

Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces rêves océaniques, quand j’eus quelque temps ruminé La Fontaine et Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l’Énéide, n’ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s’altérer et se briser !... Un jour, déjà troublé dès le début de ma traduction orale par le vers :

«Atregina gravi jamdudum saucia cura,»

j’arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame ; mais lorsque j’en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit, hélas ! bien connu, les flots de son sang courroucé ; obligé que j’étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles ; enfin au vers :

«Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»

à cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d’un frissonnement nerveux, et, dans l’impossibilité de continuer, je m’arrêtai court.