Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/232

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joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m’écrivit Janin, son magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont m’honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.

Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d’impétueux sentiments, je frémissais d’impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n’y pus tenir, je m’habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu’il se promenait seul dans la salle de billard. J’entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où nous étions me permettait d’entendre les paroles, m’arrêta par celles-ci :

« — Ne me parlez plus de cela ! Non ! N’ajoutez rien, c’est la plus profonde satisfaction que j’aie éprouvée dans ma vie ; jamais vous ne saurez de quelles émotions votre musique m’a agité ; depuis tant d’années je n’avais rien ressenti de pareil !... Ah ! maintenant, ajouta-t-il, en donnant un violent coup de poing sur le billard, tous les gens qui cabalent contre vous n’oseront plus rien dire ; car ils savent que je m’y connais et que je ne suis pas aisé !»

Qu’entendait-il par ces mots ? a-t-il voulu dire : «Je ne suis pas aisé à émouvoir parla musique ;» ou bien : «Je ne donne pas aisément mon argent ;» ou : «Je ne suis pas riche ?»

L’accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi, cette dernière interprétation.

Quoi qu’il en soit, le grand artiste se trompait ; son autorité, si immense qu’elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et aux méchants. Il ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle n’en aboya que davantage sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a dit que certains chiens étaient des aspirants à l’état d’homme, je crois qu’il y a un bien plus grand nombre d’hommes qui sont des aspirants à l’état de chien.

Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d’une fort belle somme, je ne songeai qu’à l’employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j’écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d’être dédiée à l’artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d’où, hélas, il n’est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.