Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/269

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beau lac d’harmonie ! prêtant l’oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d’amour ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l’auteur-chef oublie complètement le public ; il s’écoute, il se juge ; et si l’émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l’entourent, il ne tient plus compte des impressions de l’auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s’il a senti cette ardeur intime qui annonce l’incandescence de l’âme, le but est atteint, le ciel de l’art lui est ouvert, qu’importe la terre !...

Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie devient centuple, partagée qu’elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône ; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à l’éclat et à l’enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s’ils avaient toujours des soldats.

Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j’allais oublier, en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J’y reviens.

Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgart à attendre les lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert brillant où j’eus l’occasion d’observer une seconde fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions les plus colossales de l’immense Beethoven. L’ouverture de Léonore, morceau vraiment monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudie, et j’entendis le soir, à la table d’hôte, un monsieur se plaindre de ce qu’on ne donnait pas les symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n’y a point de chant ! ! !... Franchement, nous n’avons plus de ces bourgeois-là à Paris !...

Une réponse favorable m’étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J’aurais voulu y donner un concert en passant ; le maître de chapelle, Strauss[1], m’apprit que j’aurais à attendre pour cela huit ou dix jours, à cause d’un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C’est une ville bien calme, bien froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l’Académie de chant et celle de l’orchestre sont

  1. Encore un Strauss ! mais celui-là ne fait pas de valses.