Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/278

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

profanes qui eussent été tentés d’interrompre la cérémonie. C’est de là sans doute qu’est venu l’usage dans la langue française d’employer le mot sabbat comme synonyme de grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d’une clarté parfaite, malgré sa complexité ; les effets de voix et d’instruments s’y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l’art. Je citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s’élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe des faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu’il faut le plus louer dans ce finale, ou de l’orchestre ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l’ensemble !

Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l’avoir produit, descendait du pupitre, je m’avançai tout ravi de l’avoir entendu. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre ; et pourtant, après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous les deux simultanément :

« — Comment ! il y a douze ans ! douze ans ! que nous avons rêvé ensemble dans la plaine de Rome !

— Oui, et dans les thermes de Caracalla !

— Oh ! toujours moqueur ! toujours prêt à rire de moi !

— Non, non, je ne raille plus guère ; c’était pour éprouver votre mémoire, et voir si vous m’aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j’attache le plus grand prix.

— Qu’est-ce donc ?

— Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la répétition de votre nouvel ouvrage.

— Oh ! bien volontiers, à condition que vous m’enverrez le vôtre.

— Je donnerai ainsi du cuivre pour de l’or ; n’importe, j’y consens.»

Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le dernier des Mohicans, je l’espère, n’eût pas désavouée :

«Au chef Mendelssohn !

«Grand chef ! nous nous sommes promis d’échanger nos tomahawcks[1] ; voici le mien ! Il est grossier, le tien est simple ; les squaws[2] seules et les visages

  1. Massues de sauvages.
  2. Les femmes.