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vint dire brusquement à mon père : «Monsieur, il m’est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre fils ! — Pourquoi donc ? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui ? — Rien de tout cela, mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi.»

Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare ! Qui oserait méconnaître, dans ce choix judicieux, l’impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d’orchestre et la musique à la Michel-Ange !... La flûte, la guitare et le flageolet ! ! !... Je n’ai jamais possédé d’autres talents d’exécution ; mais ceux-ci me paraissent déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du tambour.

Mon père n’avait pas voulu me laisser entreprendre l’étude du piano. Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste redoutable, comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un artiste, il craignait sans doute que le piano ne vînt à me passionner trop violemment et à m’entraîner dans la musique plus loin qu’il ne le voulait. La pratique de cet instrument m’a manqué souvent ; elle me serait utile en maintes circonstances ; mais, si je considère l’effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement l’émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical, ils n’avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis m’empêcher de rendre grâces au hasard qui m’a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée, et de la séduction qu’exerce toujours plus ou moins sur le compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret contraire ; mais j’en suis peu touché.

Les essais de composition de mon adolescence portaient l’empreinte d’une mélancolie profonde. Presque toutes mes mélodies étaient dans le mode mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l’éviter. Un crêpe noir couvrait mes pensées ; mon romanesque amour de Meylan les y avait enfermées. Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l’Estelle de Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale, dont la fadeur alors me paraissait douce. Je n’y manquai pas.

J’en écrivis une, entre autres, extrêmement triste sur des paroles qui exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux et les petits brodequins roses de ma beauté cruelle. Cette