Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/293

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verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siège armé d’un dard perfide ou couvert d’un glutineux enduit, quand, loin d’avoir dans l’âme quelque chose d’amer, les riants souvenirs encombrent la pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui nous est cher : je fus heureux un jour. C’est un petit mouvement de vanité puérile qui m’avait porté à commencer ainsi ; je cherchais sans m’en apercevoir, à vous imiter, vous l’inimitable ironiste. Cela ne m’arrivera plus. J’ai trop souvent regretté dans notre conversation, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous croyez le mieux faire pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, leo quærens quem devoret. Et pourtant que de sensibilité, que d’imagination sans fiel, répandues dans vos œuvres ! comme vous chantez quand il vous plaît, dans le mode majeur ! comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords quand l’admiration vous saisit à l’improviste et que vous vous oubliez ! quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poëtes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin que vous appelez votre vieille grand’mère et qui vous aime tant malgré tout !

Je l’ai bien vu à l’accent tristement attendri qu’elle a mis à me parler de vous pendant mon voyage ; oui, elle vous aime ! elle a concentré en vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu’elle appelle en souriant son méchant enfant. C’est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l’art musical ; et c’est quand vous l’avez quittée, c’est en courant le monde, c’est après avoir souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.

Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle confiance j’ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l’ironie s’en va, c’est précisément à vous que je l’adresse :

.....Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer m’annonçant qu’on ne pourrait pas, avant un mois, s’occuper de mes concerts. Le grand maître m’engageait à utiliser ce retard en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d’honneur. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j’aurais tant à me louer de l’avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j’ignorais complètement et les dispositions des artistes à mon égard, et le goût du public. Mais l’idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle, aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment