Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/298

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passé à la répétition de ce matin ?... Est-il content ?... Il est donc Français ?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras comiques ?... Les choristes le trouvent bien méchant !... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses !... Il savait donc que les soprani du chœur sortent du corps de ballet ?... Est-il vrai qu’au milieu d’un morceau il a salué les trombones ?... Le garçon d’orchestre assure qu’à la répétition d’hier, il a bu deux bouteilles d’eau, une bouteille de vin blanc et trois verres d’eau-de-vie ? Pourquoi donc, dit-il si souvent au concert-meister : César ! César ! (c’est ça, c’est ça !), etc.»

Tant il y a que longtemps avant l’heure fixée le théâtre était plein jusqu’aux combles d’une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur. Maintenant, mon cher Heine, retirez tout à fait vos griffes, car c’est ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir. L’heure arrivée, l’orchestre étant en place, j’entre en scène ; et traversant les rangs des violons, je m’approche du pupitre-chef. Jugez de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d’une grande girandole de feuillage. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m’auront compromis. Quelle imprudence ! vendre ainsi la peau de l’ours avant de l’avoir mis à terre ! et si le public n’est pas de leur avis, me voilà dans de beaux draps ! Cette manifestation suffirait à perdre un artiste à Paris.» Pourtant de grandes acclamations accueillent l’ouverture ; on fait répéter la Marche des pèlerins ; l’Orgie enfièvre toute la salle ; l’Offertoire avec son chœur sur deux notes le Quærens me paraissent toucher beaucoup les âmes religieuses ; Ch. Müller se fait applaudir dans la romance de violon ; la Reine Mab cause une surprise extrême ; un lied avec orchestre est redemandé, et la Fête chez Capulet termine chaleureusement la soirée. À peine le dernier accord était-il frappé, qu’un bruit terrible ébranla toute la salle : le public en masse criait, au parterre, dans les loges, partout ; les trompettes, cors et trombones à l’orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des basses, et par les instruments à percussion.

Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière manière d’applaudir. En l’entendant à l’improviste, ma première impression fut de la colère et de l’horreur ; on me gâtait ainsi l’effet musical que je venais d’éprouver, et j’en voulais presque aux artistes de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de n’être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de chapelle Georges Müller, s’avançant chargé de fleurs, me dit en français :

« — Permettez-moi, monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions !»

À ces mots, le public de redoubler de cris, l’orchestre de recommencer ses