Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/316

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cœur fort mais timide, la noble épouse de Nevers, l’amante chaste et réservée qui n’avoue son amour à Raoul que pour l’arracher à la mort, s’accommode mieux d’une passion modeste, d’un jeu décent et d’un chant expressif que de toutes les bordées à triple charge de madame Devrient et de son personnalisme endiablé.

Quelques jours après les Huguenots, j’ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dus ; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s’est montré digne de la faveur qu’on lui accordait. C’est que de tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l’art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées qu’il eut à combattre en arrivant en France, encore fatigué de la lutte qu’il venait de soutenir contre celles des théâtres d’Italie. Sans doute cette guerre avec les dilettanti de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l’affaiblir, avait doublé ses forces en lui en révélant l’étendue ; car en dépit du fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d’art, ce fut presque en se jouant qu’il brisa et foula aux pieds les misérables entraves qu’on lui opposait. Les criailleries des critiques parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d’impatience ; mais cet accès de colère, qui lui fit commettre l’imprudence de leur répondre, fut le seul qu’il eut à se reprocher : et depuis lors, comme auparavant, il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu’il voulait atteindre, et s’il a jamais été donné à un homme d’y parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté il est probable que malgré le génie dont la nature l’avait doué, ses œuvres abâtardies n’auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres rivaux, aujourd’hui si complètement oubliés. Mais la vérité d’expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur des formes, est de tous les temps ; les belles pages de Gluck resteront toujours belles. Victor Hugo a raison : «le cœur n’a pas de rides.»

Mademoiselle Marx, dans Armide, me parut noble et passionnée, bien qu’un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas, en effet, de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck, comme pour les femmes de Shakespeare, il faut pour elles de si hautes qualités d’âme, de cœur, de voix, de physionomie, d’attitudes, qu’il n’y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et... du génie.

Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d’Armide, dirigée par Meyerbeer ! L’orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l’auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l’un et de l’autre. Le fameux finale : Poursuivons jusqu’au trépas, produisit une véritable explosion. L’acte de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne