Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/332

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c’est là qu’on l’exalte et qu’on le méprise, qu’on l’adore et qu’on l’insulte ; c’est à Paris qu’il a des sectateurs fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués, c’est à Paris qu’il parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il s’avance et se meut en liberté ; là ses membres nerveux emprisonnés dans les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à peine une marche lente et disgracieuse. C’est à Paris qu’on le couronne et qu’on le traite en dieu, pourvu cependant qu’on ne soit tenu d’immoler sur ses autels que de maigres victimes. C’est à Paris aussi qu’on inonde ses temples de présents magnifiques à la condition pour le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. À Paris, le frère scrofuleux et adultérin de l’art, le métier, couvert d’oripeaux, étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l’art lui-même, l’Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai, interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le métier un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte ! le bâtard importune son frère au point d’obtenir de lui d’incroyables faveurs ; c’est alors qu’on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes et vouloir faire rétrograder le quadrige immortel ; jusqu’au moment où surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l’arrachant de son siège, le précipite et l’oublie...

Et c’est l’argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance ; c’est l’amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi quelquefois des âmes d’élite :

L’argent, l’argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.

Et ces nobles âmes ne tombent d’ordinaire que pour avoir méconnu ces tristes, mais incontestables vérités : que dans nos mœurs actuelles et avec notre forme de gouvernement, plus l’artiste est artiste, et plus il en doit souffrir, plus ce qu’il produit est neuf et grand, et plus il en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne ; plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la portée des faibles yeux de la foule.

Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront. Vous savez le mot profond de ce Lycurgue de province qui écoutant lire des vers à l’un de nos plus grands poëtes, a celui qui fit la Chute d’un Ange, dit en ouvrant sa tabatière d’un air paterne : «Oui, j’ai un neveu qui écri-z-aussi des petites c...nades[1] comme ça !» Allez donc demander des encouragements pour les artistes à ce collègue du poëte.

  1. En italien coglionorie.