Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/360

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Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le Chili, le Pérou, qu’il a visités ; avec quelle avidité j’ai examiné tous les objets rares et curieux qu’il en a rapportés ! Je palpitais réellement et si j’avais eu un royaume, j’eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en criant : «Mon royaume pour un vaisseau !» Mais n’ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette petite ville qui s’étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu’au faubourg Montmartre, et qu’on nomme Paris, et je m’y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas :

«Ah çà, mais on s’ennuie horriblement ici !»

Heureusement le néo-proverbe n’a pas tort, l’ennui porte conseil, il m’a suggéré un moyen d’oublier Paris sans en sortir ; c’est de revoir par la pensée les lieux éloignés que j’ai parcourus, les artistes étrangers que j’ai connus, les monuments que j’ai visités, les institutions que j’ai étudiées, c’est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures et les jours où le spleen m’oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement ? Je vous vois d’ici, dormant à l’ombre d’un bosquet de citronniers, comme l’heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous ; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n’avez que faire de ma prose. Par bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez : Je veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous ? de son pays que je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence.

Il ne m’est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs remarquables, celui d’une douleur violente (ce n’est pas une douleur morale, il n’y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à deviner ; il s’agit d’une fort prosaïque douleur de côté) qui m’obligea de m’arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d’un Dieu que j’aperçus par la fenêtre d’une auberge d’Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d’émotion l’aubergiste me le montra : j’ai oublié son nom, mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l’air d’un assez bon diable. Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d’Italie, fut d’autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j’y