Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/370

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où le fameux duo lui fournit l’occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague ; je regrettai vivement de ne pouvoir l’entendre dans le rôle de ce héros de la séduction et de l’audace, dont il est, j’en suis convaincu, l’idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d’excellents esprits, des critiques sévères qui reprochaient à son chant de l’affectation et de la manière. J’avoue n’avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français (ce que je ne crois plus possible aujourd’hui) et que si l’on écrivait pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public de l’Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.

La salle des Redoutes doit ce nom à de grands bals qu’on y donne fréquemment dans la saison d’hiver. C’est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l’orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J’ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d’incomparables valseurs, à admirer l’ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n’ai vu qu’en Hongrie surpasser l’originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre ; et quand les valses nouvelles qu’il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs s’arrêtent parfois pour l’applaudir, les dames s’approchent de son estrade lui jettent leurs bouquets, et l’on crie bis, et on le rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n’est pas jalouse et fait à la musique sa part de joie et de succès. C’est justice, car Strauss est un artiste. On n’apprécie pas assez l’influence qu’il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l’Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l’effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l’imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. Si l’on parvient hors de l’Allemagne à faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de l’opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c’est à Strauss qu’on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut placées, et n’ont agi jusqu’à présent que sur des auditeurs exceptionnels : Strauss, lui, s’est adressé aux masses, et ses nombreux imitateurs ont été forcés, en l’imitant, de le seconder.

L’emploi simultané des diverses divisions de la mesure et des accentuations