Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/384

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Il ne faut pas chercher des analogies entre le hongrois et aucune autre langue connue, ou ne les trouverait pas. Certains termes de musique même, venus de l’italien, et conservés à peu près intégralement dans tous les idiomes de l’Europe sont remplacés en hongrois par des termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel est le mot concert qu’on retrouve à peu près toujours le même en italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe. Devinez ce qu’il devient sur les affiches hongroises hangverseny, ni plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement concours de sons.

Mes préoccupations musicales ne m’empêchèrent point, pendant mon séjour à Pesth, d’assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés par la noblesse hongroise. Je n’ai rien vu d’aussi splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu’on y étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de cette fière race de Madgyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur caractère de celles qu’on connaît dans le reste de l’Europe. Nos froides contredanses françaises n’y jouent qu’un rôle très-obscur. Les mazur, les trasalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs aristocratiques ; malgré les timides observations d’un malencontreux critique, lequel, dans un journal, s’était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de la csardas, qu’il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la publication de son article, il osa paraître au bal. L’écrivain hony fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet politique auquel je fus admis me donna l’occasion de voir et d’entendre le célèbre orateur Deak, l’O’Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l’illustre défenseur de l’Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des moyens légaux ; et il a grand’peine à contenir la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme d’aparté à un de mes voisins à l’air sombre et mécontent «Fabius cunctator !»

On me montra parmi les convives un jeune homme d’une figure très-caractérisée. «C’est un Atlas, me dit M. Horwath. — Comment, un Atlas ? — Oui, il est poëte et porte le nom d’Hugo...»

Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa manière,