Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/39

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bruit grotesque d’un énorme tambour et d’un fifre, sonnant traditionnellement une fanfare à cinq temps, digne de la barbarie du moyen âge qui la vit naître, mon maître m’emmenait quelquefois dans ses longues promenades. C’étaient ces jours-là de précieux conseils, suivis de curieuses confidences. Lesueur, pour me donner courage, me racontait une foule d’anecdotes sur sa jeunesse ; ses premiers travaux à la maîtrise de Dijon, son admission à la sainte chapelle de Paris, son concours pour la direction de la maîtrise de Notre-Dame ; la haine que lui porta Méhul ; les avanies que lui firent subir les rapins du Conservatoire ; les cabales ourdies contre son opéra de la Caverne, et la noble conduite de Cherubini à cette occasion, l’amitié de Paisiello qui le précéda à la chapelle impériale : les distinctions enivrantes prodiguées par Napoléon à l’auteur des Bardes[1] ; les mots historiques du grand homme sur cette partition. Mon maître me disait encore ses peines infinies pour faire jouer son premier opéra : ses craintes, son anxiété avant la première représentation ; sa tristesse étrange, son désœuvrement après le succès ; son besoin de tenter de nouveau les hasards du théâtre ; son opéra de Télémaque écrit en trois mois ; la fière beauté de madame Scio vêtue en Diane chasseresse, et son superbe emportement dans le rôle de Calypso. Puis venaient les discussions ; car il me permettait de discuter avec lui quand nous étions seuls, et j’usais quelquefois de la permission un peu plus largement qu’il n’eût été convenable. Sa théorie de la basse fondamentale et ses idées sur les modulations en fournissaient aisément la matière. À défaut de questions musicales, il mettait volontiers en avant quelques thèses philosophiques et religieuses, sur lesquelles nous n’étions pas non plus très-souvent d’accord. Mais nous avions la certitude de nous rencontrer à divers points de ralliement, tels que Gluck, Virgile, Napoléon, vers lesquels nos sympathies convergeaient avec une ardeur égale. Après ces longues causeries sur les bords de la Seine, ou sous les ombrages des Tuileries, il me renvoyait ordinairement, pour se livrer pendant plusieurs heures à des méditations solitaires, qui étaient devenues pour lui un véritable besoin.

  1. L’inscription gravée dans l’intérieur de la boîte d’or que reçut Lesueur après la première représentation de cet opéra est ainsi conçue : L’Empereur Napoléon à l’auteur des Bardes.