Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/413

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Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l’improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans l’ordre le plus imprévu. Quand enfin l’esquisse entière de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec tout l’acharnement et toute la patience dont je suis capable, et à terminer l’instrumentation qui n’était qu’indiquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l’un des meilleurs que j’aie produits ; le public jusqu’à présent paraît être de cet avis.

Ce n’était rien de l’avoir écrit, il fallait le faire entendre ; et ce fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La copie des parties d’orchestre et de chant me coûta une somme énorme ; ensuite les nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix exorbitant de seize cents francs que je dus payer pour la location du théâtre de l’Opéra-Comique, l’unique salle qui fût alors à ma disposition, m’engagèrent dans une entreprise qui ne pouvait manquer de me ruiner. Mais j’allais toujours, soutenu par un raisonnement spécieux que tout le monde eût fait à ma place. «Quand j’ai fait exécuter pour la première fois Roméo et Juliette, au Conservatoire, me disais-je, l’empressement du public à venir l’entendre fut tel qu’on dut faire des billets de corridors pour placer l’excédant de la foule lorsque la salle fut remplie ; et malgré l’énormité des frais de l’exécution, il me resta un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans l’opinion publique, le retentissement de mes succès à l’étranger lui donne en outre en France une autorité qu’il n’avait pas auparavant ; le sujet de Faust est célèbre tout autant que celui de Roméo, on croit généralement qu’il m’est sympathique et que je dois l’avoir bien traité. Tout fait donc espérer que la curiosité sera grande pour entendre cette nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que ses devancières, et que les dépenses qu’elle me cause seront au moins couvertes...» Illusion ! Depuis la première exécution de Roméo et Juliette des années s’étaient écoulées, pendant lesquelles l’indifférence du public parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait fait des progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s’intéressait plus assez, à une œuvre musicale surtout, pour aller s’enfermer en plein jour (je ne pouvais donner mes concerts le soir) dans le théâtre de l’Opéra-Comique que le monde fashionable d’ailleurs ne fréquente pas. C’était à la fin de novembre (1846), il tombait de la neige, il faisait un temps affreux ; je n’avais pas de cantatrice à la mode pour chanter Marguerite ; quant à Roger qui chantait Faust et à Herman Léon chargé du rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les jours dans ce même théâtre, et ils n’étaient pas fashionables non plus. Il en résulta que je donnai Faust deux fois avec une demi-salle. Le beau public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s’occuper de musique, resta tranquillement