Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/420

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du théâtre allemand se chargea du rôle de Méphistophélès, et Ricciardi, ténor italien que j’avais autrefois connu à Paris, accepta celui de Faust ; seulement, il dut chanter en français pendant que Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, accepta très-bien cette bizarrerie. Pour les choristes qui chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui leur fussent connus. En outre dès la première répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust, que j’avais fait faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de telle sorte qu’il n’y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas retarder mon premier concert, de corriger les grosses bévues de ce mauvais texte ; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un nouveau traducteur, et j’eus le bonheur de trouver M. Minzlaff, qui, en sa qualité d’homme d’esprit musicien, s’acquitta parfaitement de sa tâche, et me tira d’embarras. Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans la salle de l’assemblée de la noblesse. L’orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés, j’avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m’avait procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale. Romberg et Maurer, c’est-à-dire les deux maîtres de chapelle de Saint-Pétersbourg, s’étaient même chargés de la partie des petites cymbales antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes artistes, un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien augurer de l’exécution, et j’avais, en outre, retrouvé au milieu d’eux un compatriote, l’habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de l’ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust, du scherzo de la Fée Mab et de l’apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale fut, en effet, très-bien exécuté. L’enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que j’avais pu rêver en ce genre, pour Faust, surtout. Il y eut des applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la première partie de Faust, l’Impératrice, qui assistait au concert, m’envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître devant Sa Majesté dans l’état peu convenable ou je me trouvais, rouge, suant, haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale. L’Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l’intérêt qu’il me portait et dont ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma musique, en s’étonnant de l’exécution exceptionnelle que j’avais obtenue. Après un quart d’heure de conversation :

— «Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du concert.»