Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/434

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endroits de l’Europe où les divers incidents ou accidents de notre vie d’artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait déjà établis entre nous. J’éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse admiration. C’est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste !

On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse ; sous beaucoup d’autres et des plus importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l’un de l’autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure ; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l’indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l’art admet, et que l’expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d’une sûreté d’allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement ; Ernst peut, s’il le veut, sortir pour un instant de la régularité, pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l’entendre dans les quatuors de Beethoven pour l’apprécier sous ce rapport.

Dans les compositions de Chopin, tout l’intérêt est concentré sur la partie de piano ; l’orchestre de ses concertos n’est rien qu’un froid et presque inutile accompagnement ; les œuvres d’Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu’il a écrits pour son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités réputées autrefois inconciliables, d’un brillant mécanisme et d’un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l’instrument solo sans exiger l’abdication de l’orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l’orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.

J’insiste donc là-dessus. Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l’art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l’artiste de concevoir fortement et d’exécuter sans tâtonnements ce qu’il conçoit ; il cherche le progrès, et use de toutes les provisions de l’art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue, il la possède complètement. Chopin d’ailleurs, était uniquement le virtuose des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule ; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de Saint-Pétersbourg me l’eussent prouvé, si je n’en avais pas eu déjà la certitude. Il fallait l’entendre, quand, après avoir