Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/443

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l’Opéra, et on allait jusqu’à me retirer un ouvrage déjà commencé et offert à moi par le précédent directeur.

Duponchel ne disait mot, assez embarrassé du cynisme de son confrère. Bien qu’il n’eût pas plus que lui de confiance en ma valeur musicale, il semblait sentir pourtant que des directeurs me devant leur place étaient tenus au moins de cacher toute opinion blessante pour moi, sinon de faire avec empressement un sacrifice en montant mon ouvrage, dont l’insuccès leur paraissait certain.

L’opinion de ces messieurs, au sujet de mes compositions, n’était pas, on peut le croire, ce qui m’indignait ; je les avais souvent entendus exprimer leur mépris souverain pour Beethoven, pour Mozart, pour Gluck et pour tous les vrais dieux de la musique, et j’eusse été bien honteux au contraire de trouver chez eux quelque apparence de sympathie. Mais cette colossale ingratitude dépassait tout ce que j’avais pu connaître en ce genre jusqu’alors. En conséquence, le lendemain de cette conversation, où rien ne fut conclu, mais où j’appris ce que je voulais savoir, l’étendue de la reconnaissance de mes deux obligés, j’acceptai la proposition qui, par hasard, me fut faite alors d’aller diriger l’orchestre du grand Opéra anglais de Londres. J’écrivis aussitôt à MM. Duponchel et Roqueplan pour leur apprendre ma détermination, les dégageant de toutes leurs promesses et leur souhaitant toutes sortes de prospérités. Alors ces messieurs, pour se disculper aux yeux des personnes instruites de ce que j’avais fait pour eux, et rejetant sur moi l’odieux de leur conduite, allèrent partout dire que j’avais exigé la place de premier chef d’orchestre et l’expulsion de M. Girard. Double calomnie, puisque, dès l’origine, j’avais déclaré, au contraire, ne vouloir rien accepter au détriment de Girard. Il en résulta que celui-ci crut le mensonge ; je m’offensai de sa crédulité ; et depuis lors nous sommes demeurés brouillés ; ce qui est pour moi, j’en conviens, un assez petit malheur. Au reste, il faut l’avouer, j’eus dans cette affaire à peu près ce que je méritais. Je connaissais parfaitement la moralité musicale de mes aspirants à la direction de l’Opéra ; ce sont deux Chinois en fait de musique, et qui plus est, ils se croient doués de jugement et de goût. Ils joignent, en conséquence, à la plus complète ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux. Il était donc de mon devoir, au lieu de leur aplanir la voie, pour arriver à notre grande scène lyrique, de les en écarter par tous les moyens.

Mais leur promesse de me confier la direction musicale de l’Opéra m’éblouit ; je pensai tout de suite aux belles choses que l’on peut faire avec un pareil instrument, quand on sait s’en servir et qu’on se propose pour but unique la grandeur et le progrès de l’art. Je me dis : ils administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors, etc., et quant à l’Opéra proprement dit, j’en serai le véritable directeur. Et je tombai dans leur nasse, et les promesses faites spontanément par ces messieurs n’ont pas été mieux tenues que tant