Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/445

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mon égard, comme un assez mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod enfin l’accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue[1].

J’en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux que je crois bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la légende de la Nonne sanglante et le finale suivant. Ce duo et deux airs sont entièrement instrumentés ; le finale ne l’est pas. Cela ne sera jamais connu très-probablement[2].

Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il sembla un peu confus d’avoir accepté ma proposition et repris son poëme de la Nonne : «Mais, me dit-il, vous le savez, il faut que le prêtre vive de l’autel.» Pauvre homme ! il ne pouvait pas attendre en effet : il n’a guère que deux ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville, trois maisons de campagne, etc.

Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui de Scribe : «Oui, dit-il, il faut qu’il vive de l’hôtel,» comparant ainsi Scribe à un aubergiste.

Je n’entrerai pas dans de grands détails sur mon premier séjour en Angleterre, je n’en finirais pas. D’ailleurs c’est toujours le même refrain. J’étais engagé par Jullien, le célèbre directeur des concerts-promenades, pour diriger l’orchestre du grand Opéra anglais qu’il avait eu l’étrange ambition de fonder au théâtre de Drury-Lane. Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait engagé un aimable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable collection de chanteurs, en oubliant seulement le répertoire. Il avait en perspective pour tout bien, un opéra The Maid of honour commandé par lui à Balfe ; se proposant d’ouvrir sa saison par une traduction anglaise de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Et il fallait, en attendant la mise en scène de l’opéra de Balfe, que cette nouveauté, la Lucia, produisît dix mille francs à chaque représentation, pour couvrir les frais seulement.

Le résultat était inévitable ; les recettes de la Lucia n’atteignirent jamais le chiffre de dix mille francs ; l’opéra de Balfe obtint un demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné complètement. Je n’avais touché que le premier mois de mes honoraires ; aujourd’hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après tout, est honnête homme, autant qu’on puisse l’être avec un tel fonds d’imprudence, je considère ce qu’il me doit encore comme perdu sans retour.

C’est de lui et de son extravagant théâtre qu’il s’agit dans un passage sur

  1. Elle l’a été avec un quart de succès. Quant au poëme, achevé enfin par Scribe et Germain Delavigne, il a paru si platement monotone, que je dois m’estimer heureux de ne l’avoir pas conservé.
  2. Tout cela est détruit aujourd’hui, à l’exception des deux airs.