Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/453

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

chien égaré qui cherche la piste de son maître... Voici le rebord d’un escarpement où je marchais quand elle s’écria :

«Prenez garde ! n’allez pas si près du bord !...»

C’est sur ce buisson de ronces qu’elle s’est penchée pour cueillir des mûres sauvages... Ah ! là-bas, sur ce terre-plein, se trouvait une roche où se posèrent ses beaux pieds, où je la vis debout, superbe, contemplant la vallée...

Ce jour-là, je m’étais dit avec cette niaiserie du sentimentalisme enfant :

«Quand je serai grand, quand je serai devenu un compositeur célèbre, j’écrirai un opéra sur l’Estelle de Florian, je le lui dédierai... j’en apporterai la partition sur cette roche, et elle l’y trouvera un matin, en venant admirer le lever du soleil.»

Où est la roche ?... la roche !... impossible de la trouver... Elle a disparu... Les vignerons l’ont brisée sans doute... ou le vent de la montagne l’a couverte de sable...

Ce beau cerisier ! sur son tronc sa main s’est appuyée...

Mais qu’y avait-il encore près de là ?... quelque chose qui semble devoir me la rappeler plus que tout le reste... quelque chose qui lui ressemblait en grâce... en élégance... quoi donc ? ma mémoire accablée faiblit... ah ! un plant de pois roses dont elle a cueilli des fleurs... c’était au tournant de ce sentier... j’y cours... Éternelle nature !... les pois roses y sont encore et la plante plus riche, plus touffue qu’autrefois, balance au souffle de la brise sa gerbe parfumée !... Temps... faucheur capricieux !... la roche a disparu et l’herbe subsiste... Je suis sur le point de tout prendre, de tout arracher... Mais non, chère plante, reste et fleuris toujours dans ta calme solitude... sois-y l’emblème de cette partie de mon âme que j’y ai laissée jadis et qui l’habitera tant que je vivrai !... Je n’emporte que deux de tes tiges avec leurs fleurs-papillons aux fraîches couleurs, papillons constants !... adieu !... adieu !... bel arbre aimé, adieu !... monts et vallées, adieu !... vieille tour, adieu !... vieux Saint-Eynard, adieu !... ciel de mon étoile, adieu !... Adieu ma romanesque enfance, derniers reflets d’un pur amour ! Le flot du temps m’entraîne ; adieu, Stella !... Stella !...

.......Et triste comme un spectre qui rentre dans sa tombe, je descendis la montagne. Je repassai devant l’avenue de la maison d’Estelle. Le monsieur au cigare avait disparu... il ne faisait plus tache sur le péristyle de mon temple... mais je n’osai pourtant y entrer, malgré mon anxieux désir... Je marchais lentement, lentement, m’arrêtant à chaque pas, arrachant avec angoisse mon regard de chaque objet...

Je n’avais plus besoin de comprimer mon cœur... il semblait ne plus battre... je redevenais mort...