Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/460

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d’Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration, par adoration pour elle, à ses obsèques ; tous les poëtes, tous les peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d’attitudes, tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d’un philosophe, eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aujourd’hui, pendant qu’elle s’achemine ainsi, à peu près seule, vers le cimetière, l’ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée ; celui qui l’aima et qui n’a pas le courage de la suivre jusqu’à sa tombe, pleure dans le coin d’un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d’un navire sur le sombre Océan.

Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l’Angleterre qu’elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette inscription :

«Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854.»

Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes qu’il écrivit dans le Journal des Débats :

«Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable ! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux Corneille ! Hélas ! il n’y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et superbes, qu’un soir d’été, assise à son balcon qui donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante écoutait... le rossignol de la nuit, l’alouette matinale ! Elle écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi voilé ! Dans cette voix sombre et pure, une voix d’or résonnait triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare et sa poésie ! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à l’enchantement de cette femme.

»Elle avait vingt ans à peine, elle s’appelait miss Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l’admiration de ce parterre enchante de la vérité nouvelle ! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette jeune femme, un poëme inconnu,