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dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d’un pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs ; après les avoir tous examinés successivement, le domestique s’arrêtant devant moi, s’écria : «Le voilà !» Cherubini était dans une telle colère qu’il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole : «Ah, ah, ah, ah ! c’est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c’est vous qui entrez par la porte qué, qué, qué zé ne veux pas qu’on passe ! — Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m’y conformerai. — Une autre fois ! une autre fois ! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici ? — Vous le voyez, monsieur, j’y viens étudier les partitions de Gluck. — Et qu’est-ce qué, qu’est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck ? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque ? — Monsieur ! (je commençais à perdre mon sang-froid) les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n’ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu’à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j’ai le droit d’en profiter. — Lé-lé-lé-lé droit ? — Oui, monsieur. — Zé vous défends d’y revenir, moi ! — J’y reviendrai, néanmoins. — Co-comme-comment-comment vous appelez-vous ?» crie-t-il, tremblant de fureur. Et moi pâlissant à mon tour : «Monsieur ! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd’hui... vous ne le saurez pas ! — Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s’appelait ainsi), qué-qué-qué-zé lé fasse zeter en prison !» Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m’atteindre, et je finis par m’enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur : «Vous n’aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck !»

Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s’il s’en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d’une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tous cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d’où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c’est aujourd’hui mon garçon d’orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique ; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu’il n’y avait que moi pour remplacer l’illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.

J’aurai d’autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l’on verra que s’il m’a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.