Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/476

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architecturale, ou monumentale, et qui a fait le poëte allemand Henri Heine m’appeler un rossignol colossal, une alouette de grandeur d’aigle, comme il en a existé, dit-on, dans le monde primitif. «Oui, continue le poëte, la musique de Berlioz, en général, a pour moi quelque chose de primitif, sinon d’antédiluvien, elle me fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à bien des impossibilités entassées ; ces accents magiques nous rappellent Babylone, les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de Ninive, les audacieux édifices de Mizraim, tels que nous en voyons sur les tableaux de l’Anglais Martin.»

Dans le même paragraphe de son livre (Lutèce), H. Heine, continuant à me comparer à l’excentrique Anglais, affirme que j’ai peu de mélodie et que je n’ai point de naïveté du tout. Trois semaines après la publication de Lutèce eut lieu la première exécution de l’Enfance du Christ ; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se confondait en expressions de regrets de m’avoir ainsi mal jugé. «Il me revient de toutes parts, m’écrivait-il de son lit de douleurs, que vous venez de cueillir une gerbe des fleurs mélodiques les plus suaves, et que dans son ensemble votre oratorio est un chef-d’œuvre de naïveté. Je ne me pardonnerai jamais d’avoir été ainsi injuste envers un ami.» J’allai le voir, et comme il recommençait ses récriminations contre lui-même : «Mais aussi, lui dis-je, pourquoi vous être laissé aller, comme un critique vulgaire, à exprimer une opinion absolue sur un artiste dont l’œuvre entière est si loin de vous être connue ? Vous pensez toujours au Sabbat, à la Marche au supplice de ma Symphonie fantastique, au Dies iræ et au Lacrymosa de mon Requiem. Je crois pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses d’un tout autre caractère.»........

Ces propositions musicales que j’ai essayé de résoudre et qui ont causé l’erreur de Heine, sont exceptionnelles par l’emploi de moyens extraordinaires. Dans mon Requiem, par exemple, il y a quatre orchestres d’instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c’est l’orgue qui, d’un bout de l’église, converse avec l’orchestre de deux chœurs placés à l’autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à l’unisson, représentant dans l’ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert religieux. Mais c’est surtout la forme des morceaux, la largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement gigantesque, leur aspect colossal. C’est aussi l’énormité de cette forme qui fait, ou qu’on n’y comprend absolument rien, ou qu’on est écrasé par une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d’un auditeur tremblant, bouleversé jusqu’au fond de l’âme, s’en trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans rien saisir. Celui-là était dans la position des curieux qui montent