Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/498

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ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J’errais sans but dans les champs dès le matin...» Louis soupira.....

La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait. — Je me sentis pris alors d’un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout Meylan, et mes nièces et... quelqu’un encore, si je pouvais découvrir son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que j’avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de Vienne, et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C’était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l’une a dix-neuf ans et l’autre vingt et un ; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j’aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu’ils en furent témoins. Ce salon, ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour ; l’habitude, hélas ! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps avait agi... Pauvre Adèle ! quel cœur ! son indulgence était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus puérils !... Un matin, à mon retour d’Italie, nous nous trouvions réunis en famille à la Côte-Saint-André ; il pleuvait à verse ; je dis à ma sœur :

« — Adèle, veux-tu venir te promener ?

— Volontiers, cher ami ; attends-moi, je vais mettre des galoches.

— Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous ; ils sont capables d’aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps.»

En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des railleries de tous, nous descendîmes, Adèle et moi, dans la plaine, où nous fîmes près de deux lieues, serrés l’un contre l’autre sous le parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.

Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père, dans cette solitude d’Estressin. Mais j’avais prié mon beau-frère de prendre à Vienne des informations sur madame F****** et de découvrir son adresse à Lyon ; il y parvint. Aussitôt, n’y tenant plus, je partis pour Grenoble d’où je m’acheminai vers Meylan, comme j’avais fait une première fois, seize ans auparavant.

......Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l’horizon au-dessus des autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le paysage qui l’entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je verrai Estelle elle-même ! Est-ce bien possible ?...

Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant la montagne : je retrouve bien vite la fontaine, l’allée d’arbres et enfin la maison.