Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/501

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Je ne pus attendre midi. À onze et demie je sonnais à sa porte et je donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il eût fallu remettre la lettre seulement ; mais je ne savais ce que je faisais. Néanmoins en voyant mon nom, madame F****** donna sans hésiter l’ordre de m’introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa démarche et son port de déesse... Dieu ! qu’elle me parut changée de visage ! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en la voyant, mon cœur n’a pas eu un instant d’indécision et toute mon âme a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté. Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce :

« — Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz !... (Silence...) Nous étions deux enfants !...» (Silence.)

Le mourant trouvant un peu de voix :

« — Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous... expliquera ma visite.»

Elle l’ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée :

« — Vous venez encore de Meylan ! mais c’est par occasion, sans doute, que vous vous y êtes trouvé ? Vous n’avez pas fait exprès ce voyage ?

— Oh ! madame, pouvez-vous le croire ? avais-je besoin d’une occasion pour revoir... ? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir. (Silence.)

— Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.

— Comment le savez-vous, madame ?

— J’ai lu votre biographie.

— Laquelle ?

— Un volume de Méry, je crois. Je l’ai acheté il y a quelques années.

— Oh ! n’attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un homme d’esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d’absurdités dont je devine maintenant l’auteur. J’aurai une véritable biographie, celle que j’ai faite moi-même.

— Oh, sans doute, vous écrivez si bien.

— Ce n’est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame, mais à l’exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes sentiments pour vous, j’ai tout dit sans restrictions dans ce livre, mais sans vous nommer. (Silence.)

— J’ai obtenu aussi, reprend madame F****** bien des détails sur vous, d’un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.

— Je l’avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il y a seize ans, de s’informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au moins si vous l’aviez reçue. Mais je ne l’ai plus revu, il est mort maintenant, et je n’ai rien appris. (Silence.)

Madame F****** — Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste ; j’ai perdu plusieurs de mes enfants, j’ai élevé les autres, mon mari est mort quand ils étaient