Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/508

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»Je ne suis plus qu’une vieille et bien vieille femme (car, monsieur, j’ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne m’ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucunes illusions. Depuis vingt ans que j’ai perdu mon meilleur ami, je n’en ai pas cherché d’autre ; j’ai conservé ceux que d’anciennes relations m’avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m’attachaient naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j’ai rompu toutes mes relations, j’ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C’est donc là ma vie depuis vingt ans ; c’est une habitude pour moi dont rien maintenant ne peut rompre le charme ; car c’est dans cette intimité du cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu’il me reste à passer dans ce monde ; tout ce qui viendrait en troubler l’uniformité me serait pénible et à charge.

»Dans votre lettre du 27 courant, vous me dites que vous n’avez qu’un désir, celui que je devienne votre amie à l’aide d’un échange de lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible ? Je vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans je vous ai revu vendredi passé quelques instants ; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l’amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver ; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous attendez de moi ; pour ma part je le crois impossible. Du reste, je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j’ai l’esprit aussi engourdi que les doigts ; j’ai une peine extrême à remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d’avance. S’il vous est agréable de m’écrire quelquefois, je recevrai vos lettres, mais n’attendez pas mes réponses exactement ni promptement.

»Vous désirez aussi que je vous dise «venez me voir ;» cela n’est pas possible, pas plus que de vous dire «vous me trouverez seule.» Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir ; quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s’ils m’entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais fort inconvenant qu’il en fût autrement.

»C’est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je crois devoir encore vous dire qu’il est des illusions, des rêves, qu’il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l’amitié, qui ne peuvent avoir du charme que