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JOURNAL

ceur. L’illusion est la même. Seulement les va-nu-pieds n’ont pas la persévérance de ma bonne sœur, voilà tout. Au premier essai, sous prétexte que l’expérience du ministère dément leur petite jugeote, ils lâchent tout. Ce sont des museaux à confitures. Pas plus qu’un homme, une chrétienté ne se nourrit de confitures. Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or, notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. Avec l’idée d’exterminer le diable, votre autre marotte est d’être aimés, aimés pour vous-même, s’entend. Un vrai prêtre n’est jamais aimé, retiens ça. Et veux-tu que je te dise ? L’Église s’en moque que vous soyez aimés, mon garçon. Soyez d’abord respectés, obéis. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille — la nuit appartient au diable.

— La nuit, ai-je dit (je savais que j’allais le mettre en colère), c’est l’office des réguliers ?…

— Oui, m’a-t-il répondu froidement. Ils font de la musique.

J’ai essayé de paraître scandalisé.

— Vos contemplatifs, je n’ai rien contre eux, chacun sa besogne. Musique à part, ce sont aussi des fleuristes.