Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

— Des fleuristes ?

— Parfaitement. Quand nous avons fait le ménage, lavé la vaisselle, pelé les pommes de terre et mis la nappe sur la table, on fourre des fleurs fraîches dans le vase, c’est régulier. Remarque que ma petite comparaison ne peut scandaliser que les imbéciles, car bien entendu, il y a une nuance… Le lis mystique n’est pas le lis des champs. Et d’ailleurs, si l’homme préfère le filet de bœuf à une gerbe de pervenches, c’est qu’il est lui-même une brute, un ventre. Bref, tes contemplatifs sont très bien outillés pour nous fournir de belles fleurs, des vraies. Malheureusement, il y a parfois du sabotage dans les cloîtres comme ailleurs, et on nous refile trop souvent des fleurs en papier. »

Il m’observait de biais sans en avoir l’air et dans ces moments-là, je crois voir au fond de son regard beaucoup de tendresse et — comment dirais-je ? — une espèce d’inquiétude, d’anxiété. J’ai mes épreuves, il a les siennes. Mais il m’en coûte, à moi, de les taire. Et si je ne parle pas, c’est moins par héroïsme, hélas, que par cette pudeur que les médecins connaissent aussi, me dit-on, du moins à leur manière et selon l’ordre de préoccupations qui leur est propre. Au lieu que lui, il taira les siennes, quoi qu’il arrive, et sous sa rondeur bourrue, plus impénétrable que ces Chartreux que j’ai croisés dans les couloirs de Z…, blancs comme des cires.

Brusquement, il m’a pris ma main dans la