Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/250

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
240
JOURNAL

sommes reposés un instant sur le banc de pierre de la sacristie. Je le voyais dans l’ombre, ses deux mains énormes croisées sagement autour de ses maigres genoux, le corps penché en avant, la courte mèche de cheveux gris plaqués contre le front tout luisant de sueur. — « Que pense-t-on de moi dans la paroisse ? » ai-je demandé brusquement. N’ayant jamais échangé avec lui que des propos insignifiants, ma question pouvait paraître absurde et je n’attendais guère qu’il y répondît. La vérité est qu’il m’a fait attendre longtemps. « Ils racontent que vous ne vous nourrissez point, a-t-il fini par articuler d’une voix caverneuse, et que vous tournez la tête des gamines, au catéchisme, avec des histoires de l’autre monde. » — « Et vous ? qu’est-ce que vous pensez de moi, vous, Arsène ? » — Il a réfléchi plus longtemps encore que la première fois, au point que j’avais repris mon travail, je lui tournais le dos. « À mon idée, vous n’êtes pas d’âge… » J’ai essayé de rire, je n’en avais pas envie. — « Que voulez-vous, Arsène, l’âge viendra ! » Mais il poursuivait sans m’entendre sa méditation patiente, obstinée. « Un curé est comme un notaire. Il est là en cas de besoin. Faudrait pas tracasser personne. » — « Mais voyons, Arsène, le notaire travaille pour lui, moi je travaille pour le bon Dieu. Les gens se convertissent rarement tout seuls. » Il avait ramassé sa canne, et appuyait le menton sur la poignée. On aurait pu croire qu’il dormait. — « Convertir… a-t-il repris enfin, convertir…