Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/174

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que personne critiquât ma décision. J’allais voir un pays inconnu, mais rêvé. J’allais traverser la mer. Ah ! que je me sentais heureuse ! Je montai et descendis vingt fois l’étage qui séparait nos appartements.

Tout le monde dormait chez ma mère ; et la disposition des pièces permettait d’aller et venir sans que le bruit lui parvînt.

Ma malle bouclée, la valise de Caroline fermée, mon petit sac bourré, je me trouvai prête à partir ; mais les aiguilles avaient tourné, tourné sur le cadran ; et je constatai avec stupeur qu’il était huit heures. Marguerite allait descendre préparer le café au lait pour maman, le chocolat pour moi, la panade pour mes sœurs.

Alors, dans un accès de désespérance et de vouloir acharné, j’embrassai Guérard, quitte à l’étouffer, et je me précipitai dans ma chambre pour prendre ma petite Sainte-Vierge qui ne me quittait jamais. J’envoyai mille baisers vers la chambre de maman et, les yeux mouillés, le cœur joyeux, je descendis l’escalier.

« Mon petit’dame » avait prié le frotteur de descendre la malle et la valise. Caroline avait été chercher le fiacre. Je passai en tourbillon devant la loge du concierge qui balayait sa chambre le dos tourné à la porte ; je montai dans la voiture, et fouette cocher ! pour l’Espagne !

J’avais écrit à maman une lettre tendre, la suppliant de me pardonner et de ne pas avoir de chagrin.

J’avais écrit à Montigny, directeur du Gymnase, une lettre stupide pour expliquer mon départ. Cette lettre n’expliquait rien, elle était d’une enfant qui avait certainement le cerveau un peu dérangé ; et je finissais du reste cette lettre par cette phrase : « Ayez pitié d’une pauvre petite toquée. »