Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/254

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choir sur sa soupe fumante, il croisa ses mains. Nous avions développé autour de son lit les deux paravents qui servaient à isoler les mourants ou les morts.

Il resta seul avec le prêtre pendant que je faisais la ronde autour des malades, pour calmer les gouailleurs ou aider les croyants à se soulever pour la prière, quand le jeune prêtre entr’ouvrit la légère clôture.

Marie Le Gallec, la figure éclairée, mangeait son abominable panade. Il s’endormit après, s’éveilla pour demander à boire, mourut tout aussitôt, dans un léger spasme d’étouffement.

Heureusement, je ne perdis pas beaucoup d’hommes sur les trois cents qui passèrent par mon ambulance. Car la mort de ces malheureux me bouleversait. Mais je pus, quoique très jeune — j’avais alors vingt-quatre ans, — me rendre compte de la lâcheté de quelques-uns et de l’héroïsme de beaucoup d’autres.

Un jeune Savoyard de dix-huit ans avait eu l’index enlevé. Sûrement, d’après le baron Larrey, ce gars s’était fait sauter le doigt avec son fusil. Mais je ne ne voulais pas le croire. J’observai cependant que, malgré les soins donnés à ce doigt, il ne guérissait pas. Je fis, sans qu’il s’en aperçût, son pansement d’une façon différente et j’eus la preuve, le lendemain, que ce pansement avait été changé. Je racontai le fait à Mme Lambquin, qui était de garde cette nuit-là avec Mme Guérard. « Bien, bien, me dit-elle, je veillerai, dormez, mon enfant, et comptez sur moi. »

Le lendemain, quand j’arrivai, elle me dit qu’elle avait surpris le gars grattant la plaie de son doigt avec son couteau. J’appelai le jeune Savoyard, lui déclarant que j’allais faire mon rapport au Val-de-Grâce. Il se prit à pleurer et me jura qu’il ne recommencerait plus.