Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je dois dire que le pauvre homme fut mal accueilli par ses camarades de dortoir : un soldat nommé Fortin, âgé de vingt-trois ans, véritable enfant de Paris, loustic, endiablé, drôle et bon enfant, ne cessait d’invectiver le jeune Allemand ; mais celui-ci ne bronchait pas. J’allai plusieurs fois vers Fortin, le priant de se taire ; c’était inutile. Mis en joyeuse humeur par le succès de fou rire qu’il obtenait à chaque boutade nouvelle, il continuait de plus belle, empêchant les autres de dormir, se remuant follement dans son lit, et vociférant une injure quand un mouvement trop brusque avivait sa douleur, car ce malheureux avait le nerf sciatique arraché par une balle, et il souffrait atrocement.

Après mon troisième et infructueux appel au silence, je donnai l’ordre aux deux infirmiers de le transporter dans une chambre, seul. Il me fit mander et me promit d’être sage toute la nuit. Je levai l’ordre donné et il tint parole. Mais le lendemain, je fis transporter Franz Mayer dans une chambre où se trouvait un jeune Breton qui, ayant eu le crâne fracassé par un éclat d’obus, avait besoin du plus grand calme.

Un de mes amis parlant très bien l’allemand vint pour savoir du Silésien ce qu’il pouvait désirer. Le visage du blessé s’illumina en entendant parler sa langue, puis se tournant vers moi :

« Je comprends très bien le français, Madame, et si j’ai entendu avec calme les horreurs débitées par votre soldat français, c’est que je sais que vous ne pouvez pas tenir deux jours de plus, et que je comprends son exaspération. — Et pourquoi croyez-vous que nous ne pouvons pas tenir ? — Parce que je sais que vous en êtes réduits à manger des rats. » Le docteur Duchesne venait