Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/268

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tombant en avant, en arrière, éclatant à son but ou dans le ciel.

Une fois, nous n’eûmes que le temps de nous reculer vivement — et encore, — le déplacement de l'air nous frappa si violemment que nous fûmes une seconde sous l’impression d’avoir été touchés. L’obus était tombé sous ma loge, accrochant la corniche qu’il entraîna dans sa chute vers la terre, où il éclata faiblement.

Mais quel ne fut pas mon étonnement de voir une nuée d’enfants s’abattre sur les morceaux brûlants, telle une nuée de moineaux sur le crottin frais quand la voiture a passé. Les petits vagabonds se disputaient les débris de l’engin de guerre.

Je me demandais ce qu’ils pouvaient faire de cela. « Oh ! ne cherchez pas, me dit Boyer ; ces petits crève-la-faim veulent les vendre. « Et c’était vrai. L’infirmier envoyé aux renseignements m’amena un enfant d’une dizaine d’années.

« Qu’est-ce que tu veux faire de cela, mon petit ami ? lui dis-je en lui prenant le morceau d’obus encore chaud et encore dangereux par le coupant de ses déchirures. — Je vais le vendre ! — Pourquoi faire ?

— Pour acheter un tour à la queue de la distribution de viande ! — Mais tu risques ta vie, mon pauvre petit. Quelquefois les obus se succèdent très vite. Où étais-tu donc quand l’obus est tombé ? — Étendu là sur le rebord du parapet en pierre qui soutient la grille. » Et il montrait le jardin du Luxembourg qui fait face à l’Odéon, du côté de l’entrée des artistes.

Nous achetâmes à cet enfant tous ses petits débris, sans oser lui donner un conseil qui eût semblé sage. Mais pourquoi lui commander la sagesse, à ce petit