Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le train allait partir. Je montai dans l'unique compartiment de première classe. Il y avait deux jeunes officiers allemands. Ils nous saluèrent. J’en conclus bon augure. Le train siffla. Quel bonheur ! personne ne monte plus. Ah bien ! oui ! Le train n’avait pas fait dix tours de roues, que la porte s’ouvrait violemment, et cinq officiers allemands s’engouffraient dans notre wagon. Nous voilà neuf, maintenant. Quelle torture !

Le chef de gare fit un signe d’adieu à l’un des officiers et tous deux éclatèrent de rire en nous désignant. Je regardai l’ami du chef de gare : c’était un médecin-major. Il portait au bras le brassard des ambulances. Sa large face était congestionnée. Un collier de barbe rousse et touffue entourait son visage. Deux petits yeux clairs et brillants, toujours en mouvement, éclairaient sournoisement cette face rubiconde. Large d’épaules, trapu des jambes, il donnait l’aspect de la force sans nerfs. Le vilain homme riait encore, que la gare et son chef étaient déjà loin derrière nous ; mais il paraît que c’était très drôle, ce qu’avait dit l’autre.

J’étais dans un coin, ayant en face de moi Mlle Chesneau et, de chaque côté de nous, les deux jeunes officiers allemands, ceux-là doux et polis, et l’un d’eux tout à fait charmant dans sa grâce juvénile.

Le chirurgien-major retira son casque. Il était très chauve, avec un tout petit front têtu. Il se mit à parler fort avec les autres officiers. Nos deux jeunes gardes du corps se mêlaient peu à la conversation ; mais il y avait parmi les autres un grand garçon infatué, auquel on donnait le titre de baron : il était grand, mince, très soigné et très fort. Voyant que nous ne comprenions pas l’allemand, il nous adressa la parole en anglais ; mais Mlle Chesneau était trop timide pour répondre, et