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Je dus laisser quatre cents francs en dépôt chez le notaire de l’endroit pour le cas où le poulain mourrait.


Ah ! quel voyage ! Le gamin, Mlle Chesneau et moi étions serrés dans ce petit cabriolet, dont les roues craquaient à chaque cahot. Le malheureux poulain fumait, tel un pot-au-feu dont on soulève le couvercle.

Nous étions partis à onze heures du matin et, quand nous dûmes nous arrêter à cause de la pauvre bête qui n’en pouvait plus, il était cinq heures de l’après-midi : nous n’avions pas fait deux lieues. Oh ! le pauvre poulain, il faisait pitié. Nous n’étions pas bien gros à nous trois, mais c’était encore trop pour lui.

Nous étions à quelques mètres d’une maison sordide. Je frappai. Une vieille et énorme femme vint ouvrir. « Que qu’vous voulez ? — L’hospitalité pour une heure et un abri pour notre cheval. »

Elle jeta un regard sur la route et aperçut notre équipage. « Hé ! le père ! viens voir ça ! » cria-t-elle d’une voix graillonnante. Et un gros homme, aussi gros mais plus vieux qu’elle, vint en boitant pesamment. Elle lui montra du doigt le cabriolet si bizarrement attelé. Il creva de rire et me dit insolemment : « Que qu’vous voulez ? »

Je recommençai ma phrase : « L’hospitalité pour, etc. — P’t'êtr’bien qu’c'est possible à faire tout d’même ; mais ça s’paie. »

Je lui montrai vingt francs. La vieille le poussa du coude. « Oh ! dam’... de c’temps-ci qu’on est, ça vaut bien quarante francs. — Soit ! lui dis-je, prix convenu, quarante francs. »

Il me laissa entrer avec Mlle Chesneau, et envoya son garçon au-devant du gamin qui s’avançait tenant le