Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/309

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naître ce qui faisait ainsi trembler notre petit animal. Je poussai un cri d’horreur. A cinq mètres de nous, des chiens tiraient rageusement sur un cadavre dont la moitié était encore sous terre.

C’était, heureusement, un soldat ennemi. Je pris le fouet des mains de notre jeune conducteur, et je fouaillai de mon mieux les vilaines bêtes, qui s’écartèrent un instant en nous montrant les dents, puis revinrent à nouveau continuer leur vorace et abominable besogne en grognant sourdement contre nous.

Le gamin était descendu, conduisant par la bride le poulain renâclant. Nous avancions péniblement, essayant de trouver le chemin dans ces plaines dévastées. La nuit descendait glaciale. La lune écartait faiblement ses voiles et éclairait le paysage d’une blafarde et douloureuse lueur.

Je commençais à mourir de peur. Il me semblait que le silence se peuplait d’appels souterrains. Chaque petite motte de terre me semblait être une tête. Mlle Chesncau cachait sa figure dans ses mains et pleurait.

Après une demi-heure de chemin, nous vîmes venir de loin une petite troupe de gens portant des lanternes. Je me dirigeai au-devant de ces gens, voulant me renseigner sur la route à suivre. Mais je restai interdite en approchant : des sanglots parvenaient jusqu’à nous.

Je vis une pauvre grosse dame ventrue, soutenue par un jeune curé. Tout son être tressautait sous les spasmes de sa douleur. Elle était suivie de deux sous-officiers et de trois autres personnes.

Je laissai passer la dame et interrogeai les personnes qui la suivaient. J’appris qu’elle recherchait les corps de son mari et de son fils, tués tous deux dans les plaines de Saint-Quentin quelques jours auparavant.